Faire des hommes libres. Le livre de Michel Chaudy retrace la vie des communautés de travail créées par Marcel Barbu, en 1940, à Valence, où il était réfugié en zone libre. Celles-ci sont issues de la toute première communauté créée en 1938 à Besançon (Doubs). La coopérative « Le Bélier », c'est son nom, était installé à côté de l'École d'Horlogerie de cette ville et fabriquait des boîtiers de montres vendus à l'usine LIP (située alors au centre-ville).
Toute cette aventure comporte de nombreux points de rencontre avec mon parcours humain, professionnel et syndical, et il y a fort longtemps que j'ai entendu parler du « Bélier » comme d'une « entreprise pas comme les autres ».
La première fois, c'était à l'École d'Horlogerie, lors de mon apprentissage, entre 1943 et 1946, et avant même la fin de mes études professionnelles et mon embauche à LIP comme mécanicien (1946). C'est là que j'ai fait également connaissance, auprès de collègues, avec cet autre métier que constitue la fabrication des boîtes de montres.
Plus tard, Marcel Barbu, en se présentant à l'élection présidentielle de 1965, nous donne l'occasion de parler de son parcours professionnel, des communautés de travail, de Besançon, du Bélier.
Après la longue lutte des LIP en 1973, les salariés en attente d'être réembauchés suivent des stages de formation à Besançon et dans ces cours, un intervenant nous expose longuement des expériences de coopératives et de communautés de travail, dont celles de Marcel Barbu, leurs richesses et leurs difficultés.
Enfin, en 1979, les salariés de LIP se lancent, eux aussi, dans l'expérience des coopératives. Six coopératives LIP ont ainsi fonctionné, et ce, pendant une durée allant de quelques années à plus de vingt-cinq ans. C'est le cas d'une coopérative de mécanique toujours active à Besançon en 2007.
C'est dire si le livre de Michel Chaudy m'a captivé.
Communautés de travail, coopératives de production, cela préfigure ce dont rêvent les salariés qui endurent une souffrance permanente au travail en raison de la subordination à laquelle ils sont assujettis.
Quelle frustration d'être, dans l'entreprise capitaliste, dépossédés de tout ce qui est au cœur de l’homme : créer librement des objets, des services et donc posséder les moyens de les produire.
Alors qu'actuellement, ils ne fournissent pas même leur savoir-faire, mais une force de travail entièrement soumise aux conditions de l'employeur.
Avec un contrat de travail qui, comme son autre nom l'indique, est un « contrat de subordination », le salarié n'est pas là pour créer, participer, contrôler le produit, depuis le questionnement sur sa pertinence jusqu'à celle de son devenir. Il est là pour exécuter des instructions précises édictées par l'employeur, dans un lieu, selon un horaire, pour une rémunération. Le reste ne le regarde pas. Son sort dépend entièrement de l'employeur, il n'a aucune prise sur son travail.
Aujourd'hui, avec le néolibéralisme, c'est encore pire. Ce n'est même plus l'entreprise qui est au cœur de l'économie, désormais, c'est la finance qui dirige, déconnectée de toutes les réalités humaines et même, matérielles. Ce qui guide les décisions, ce sont les 15 à 20 % de retour sur investissement pour les actionnaires. C'est ce taux qui décide des bouleversements sur le terrain : délocalisations, restructurations, licenciements, achat ou vente des entreprises.
Alors la frustration, la colère, l'incompréhension montent chez les salariés.
En Argentine, lors de la crise, c'est le dos au mur que les salariés, logiquement, font le constat suivant : l'entreprise est là, les murs, les machines, tout l'outil de travail, même les hommes, sont immobilisés sur ordre de financiers lointains. Alors l'idée revient en force : « Et si nous-mêmes redonnions vie à tout cela ! ». Voilà une forme de réponse qui reprend ce que nous avons au tréfonds de nous-même : s'autogérer, s'organiser ensemble pour créer.
C'est une grande aventure parce que nous devons découvrir, vaincre, les mille et une facettes de notre conditionnement à la subordination, à notre embrigadement dans un fonctionnement créé de toute pièce par et pour l'employeur.
Donc tout est à inventer.
C'est là que le livre de Michel Chaudy est important, on y trouve tout ce qui pose problème autour de ce déconditionnement de la subordination :
Toutes les facettes du vivre ensemble, communautés de travail ou coopérative de production ?
Quelle part donner à la vie collective et quelle part à la vie individuelle ?
Comment organiser le travail entre nous ? Quelle démocratie ? Etc.
De toute façon, l'absence de démocratie en elle-même est déjà génératrice de souffrances.
Lutter contre l'injustice exige un combat collectif, et toute lutte collective, amène à établir des règles sur le vivre ensemble, et toutes ces luttes posent un jour ou l'autre la nécessité d'une autre société.
Une autre société dans laquelle l'argent ne serait pas la valeur suprême et dans laquelle il n’y aurait plus de lien de subordination.
Une société qui précise à la fois l'égalité de tous les acteurs de l'entreprise et le rôle de chacun dans l'organisation interne du travail. Alors la démocratie ne s'arrêterait plus à la porte de l'entreprise, elle y entrerait de plain-pied.
Heureusement, Michel Chaudy le rappelle, des expériences ont eu lieu, d'autres existent aujourd'hui. Tout cela est précieux pour l'élaboration d'autres rapports entre les hommes. Autre chose que la peur au travail, la concurrence guerrière qui pousse aux conditions de travail inhumaines.
Certes, cela nécessite une autre organisation des échanges et du commerce mondial. Les communautés de travail, les coopératives sont soumises aux règles de la mondialisation actuelle, mais elles indiquent concrètement le chemin à parcourir.
Lorsque dans des communautés de travail, chacun se sent bien dans sa peau et que chacun passe tour à tour à chaque poste de travail, alors le travailleur connaît vraiment toutes les facettes de l'entreprise.
Quel cheminement humain formidable !
Alors « l'égalité », « disposer de toute l'information » ne sont plus des slogans, mais une réalité concrète.
Certes, la « rentabilité » de chaque poste risque de perdre en « efficacité matérielle » mais en gagnant en « efficacité humaine globale », l'ensemble de l'entreprise et par ricochet l'ensemble de la société a tout à gagner.
Car les effets bénéfiques touchant les êtres humains affectent toutes les facettes de leur vie et du vivre ensemble.
A heure où l'économie capitaliste mondialisée est de plus en plus oppressante, à un point tel que la grande majorité des salariés préfèrent renoncer à des bonus qui retarderaient l'heure de leur retraite, ils choisissent de prendre leur retraite à soixante ans, complète ou pas : ils veulent tout simplement arrêter ce mal vivre au travail.
Ni I’intérêt du travail, ni l'intérêt financier ne peut compenser à leurs yeux cette pression inhumaine, cette dureté du capital. Les dernières années de travail deviennent de plus en plus dures à supporter.
Voilà la réalité de « l'Europe qui fait tout pour la consommation ».
Tous ceux qui veulent construire « un autre monde » trouveront dans le livre de Michel Chaudy matière à réflexion. Les expériences décrites minutieusement aident à comprendre, à préparer, à vivre ensemble, pour bâtir et faire des hommes libres.
Charles Piaget
Besançon, juillet 2007
Charles Piaget adhère très tôt à la CFTC en 1949, puis à la CFDT. Il est l’un des leaders du mouvement des salariés de chez LIP. Charles Piaget est co-auteur du livre LIP 73 avec Edmond Maire (Le Seuil). Il participe au film Les Lip, l’imagination au pouvoir. Depuis son départ à la retraite, Charles Piaget milite à Agir ensemble contre le chômage à Besançon.