L’abbé Maxime Marnas arrive à Étoile le samedi 5 juillet 1941, vers 10 heures, il a fait le voyage depuis Romans-sur-Isère sur sa moto portant une valise sur le porte-bagage et les sacoches sont pleines à déborder de peu d’effets personnels et de quelques cadeaux de ses paroissiens. Il engage sa moto lourdement chargée dans l’étroite rue montante Vente-cul qui longe le presbytère et l’accompagne d’un ultime coup de rein pour éviter les ornières, le vent frais de ce mois de juin, s’engouffrant avec violence, balaye la rue et fait soulever sa soutane. Elle porte bien son nom cette petite rue, si les fillettes s’amusent à passer en courant, les dames évitent de l’emprunter, les bras encombrés, surtout si des messieurs stationnent un peu plus bas attendant l’envolé des jupons. À bout de souffle et aidée par les coups de pieds rageurs au sol, la moto arrive sur la place du théâtre, il faut dire qu’elle en a vu cette moto achetée à un vieux habitant de Romans pour une bouchée de pain « au prix du pain au marché noir » !
Marnas coupe le moteur de sa moto et reste un instant pensif devant la petite porte d’entrée du presbytère arrondie en ogive qui donne sur la place, une chaine pend à gauche de la porte.
Ça fait cinq ans que je demande à Monseigneur Pic un poste où je serai le curé de paroisse, j’espère que je serai à la hauteur, pense l’abbé pendant qu’il reprend son souffle.
Sans quitter la selle de sa machine pour la maintenir à la verticale, Maxime, encore essoufflé et sans attendre car il est déjà en retard, tire trois fois sur la poignée en bout de chaine auquel trois sons de cloche lui répondent. C’est Jeanne, la sœur du curé Kayser qui vient lui ouvrir et qui l’invite à entrer lui et sa moto. Pas facile à hisser la moto, car le seuil en pierre, usé au milieu par des siècles de passage, est haut.
La moto appuyée contre le mur du presbytère, Maxime fixe le clocher de l’église, de son église maintenant, il est si près que lui vient l’envie de le toucher, en effet, en moins de cinquante mètres de dénivelé, la moto a propulsé Maxine au niveau du toit de l’église.
Le presbytère est sur trois niveaux. Au rez-de-chaussée est garé le corbillard municipal, du matériel des pompiers et des communaux. Au deuxième niveau les appartements, cuisine, bureau et au troisième niveau des chambres pouvant accueillir une dizaine de personnes comme ce fut le cas il y a bien longtemps où la paroisse d’Étoile avait plusieurs vicaires pour servir les villages voisins : La Vache (qui a pris le nom de Beauvallon) et Fiancey (qui est maintenant Portes-lès-Valence), un sonneur et un sacristain.
En descendant le regard, à ses pieds, s’étant un beau jardin potager avec des petits poids ramant, des haricots et leurs longues perches, les pommes de terre qui sont déjà en fleurs et plein d’autres plantations pour la cuisine.
L’abbé André Kayser vient à sa rencontre et l’arrache à sa rêverie du bon repas pour midi : C’est Mlle Jeanne qui fait le jardin aidée par quelques paroissiens pour les travaux les plus durs et leurs bons conseils, elle n’avait pas fait de jardinage avant mais avec la guerre ça facilite la cuisine.
Après une poignée de mains énergique, il l’engage à le suivre dans son bureau.
- Alors comment vont les romanais, pas trop soufferts de cette première année de guerre ? sont les premiers mots d’André Kayser.
- En juin, la destruction des trois ponts sur l’Isère [2] a rendu la circulation difficile pour aller à Bourg-de-Péage ou à Valence, lui répond Maxime Marnas. Le 24 juin, l’armée allemande défilait dans la ville pour montrer ses muscles, puis les jours suivants, elle a organisé des concerts les après-midi. La population, principalement les jeunes, ont été très intéressés par les chars, mais les Allemands restaient sur leur garde.
- Les Allemands, je les connais, poursuit l’abbé Kayser [3], je les ai subis dans les tranchées de la forêt de Saint-Gobain, en tant qu’aumônier à l’armée, j’ai accompagné de nombreux soldats durant leurs derniers instants.
Et c’est ainsi que les deux prêtres commencent leurs échanges sur la période actuelle et sur leurs deux expériences militaires très différentes. Kayser ancien combattant de 14-18 et Marnas qui a fait son service obligatoire en 1924, à 21 ans, et qui a rencontré les Allemands à Romans en 1940.
Vingt ans séparent les deux prêtres. Sensiblement de même taille, l’abbé Kayser plutôt brun avec de nombreux cheveux blancs, l’abbé Marnas, plus jeune, châtain, qui veut montrer, pour son premier poste de curé, qu’il a un dynamisme à revendre.
L’abbé Kayser fait visiter les lieux à son jeune collègue qui porte sa valise à la main : bureau, appartement où l’abbé Marnas dépose sa valise, salle de réunion… Pour conclure la visite : le presbytère est une vaste maison qu’il faut entretenir et Jeanne y passe beaucoup de temps. Étoile est vaste et le curé est souvent sur la route, il n’y a plus de vicaire depuis mon arrivée en 1935 et Monseigneur Pic ne parle pas d’en nommer un avant longtemps. Puis ils vont à l’église, Maxime frissonne, les premiers rayons du soleil de l’été n’ont pas encore réchauffé les murs épais datant du 10e et 11e siècle. Ils remontent l’allée centrale jusqu’à l’autel, après un moment de prière, ils se dirigent à la sacristie, l’abbé Kayser ouvre les armoires, les tiroirs, et en fait l’inventaire. Avant de sortir de l’église, le jeune abbé monte en chaire, prudemment, car elle est en mauvais état, et fait des essais de voix. Ils redescendent l’allée latérale, s’arrêtent devant l’autel Sainte Anne qui est la deuxième patronne de la paroisse après Notre Dame d’Étoile. Puis, ils rejoignent la salle à manger du presbytère accompagnés des cris des enfants de l’école catholique toute proche. Au menu, du lapin acheté la veille à un paysan et les premières pommes de terre du jardin. Jeanne s’est surpassée ! Le lapin qui a mijoté plus d’une heure dans la cocote en fonte parmi la sauce aux échalotes et au vin blanc, car le vin blanc d’Étoile ne manque pas au curé qui l’utilise chaque jour à la messe, la branche de thym qui tombe dans l’assiette de Maxime fait esclaffer Jeanne : vous êtes autorisé à vous resservir !
Et les pommes de terre en purée, quel régal !
Elle a voulu que ce repas soit le meilleur, elle devine que l’abbé Marnas doit aimer la bonne chère. Et puis c’est l’un des derniers repas avant le départ de son frère, elle voit bien qu’il a de plus en plus de difficultés à être attentif à ses paroissiens.
Quel délice, vous allez beaucoup me manquer Jeanne, vous êtes sûr que vous ne voulez pas rester encore un peu à Étoile ? dit Marnas pour la taquiner et la féliciter.
Mon frère aura de plus en plus besoin de ma présence, laisse tomber Jeanne en le regardant tendrement.
Après le repas il se rend seul au château, car l’abbé Kayser doit terminer ses valises. Pour atteindre l’entrée du château, l’abbé Marnas traverse la place du centre encombrée de restes de bâtiments en ruines, passe sous la poterne dit « de Diane », tourne à droite et tire sur la chaine, un bruit de cloche au loin lui revient, il entend des pas dans les escaliers.
C’est Louis de la Boisse [4] qui vient lui ouvrir : Je vous attendais, allons sous le préau le café nous sera servi.
La terrasse supérieure où est situé le préau domine le village et le clocher est en face des deux hommes.
Louis de la Boisse sert le café, un vrai, il l’informe rapidement de la vie des paroissiens.
La famille de la Boisse est un important propriétaire terrien et possède de nombreux locaux dans le village dont ceux qui accueillent l’école privée dans la Grande Rue. Louis de la Boisse est aussi président du syndicat des agriculteurs créé par son père Jules et président de l’association des familles nombreuses. Trois bonnes raisons pour bien connaitre la vie du village.
C’est un pilier de la paroisse.
L’abbé Marnas fait quelques pas en descendant la Grande Rue pour se rendre à la mairie où Jules Bellier, maire de la commune depuis bientôt 40 ans, l’attend. Jules Bellier est issu d’une ancienne et illustre famille des Melleret composées d’avocat, médecins, militaires, prêtres… ils ont joué un rôle important pendant le période révolutionnaire. Jules Bellier, ancien combattant 14-18, est un important propriétaire terrien au hameau du Chez.
L’entrée de la mairie se fait par un escalier en pierres, sombre et froid, donnant sur un palier. À gauche l’accueil, à droite la salle du conseil et plus au fond le bureau du maire. Prévenu de son arrivée, le maire vient à sa rencontre.
Ils font le tour des problèmes de la commune en cette période difficile : depuis un an, nous respectons les nouvelles règles du gouvernement de Vichy et la population a majoritairement confiance au maréchal Pétain. De nouvelles organisations se sont mises en place. Les anciens combattants d’Étoile ont adhéré en masse à la Légion Française des Combattants, l’organisation qui regroupe tous les combattants 14-18 et 39-40, ce sont plus de 90 personnes qui se rencontrent. Pour la deuxième année, on m’a demandé d’en prendre la responsabilité, j’hésite.
Pour les jeunes, il y a les Compagnons de France qui ont de nombreuses activités sociales et culturelles, vous rencontrerez, c’est certain, les responsables. Notre docteur, Jean Planas, est très actif pour l’animation de la jeunesse, principalement le sport.
Je sens bien, ici ou là, quelques impatiences, mais pour le moment les Allemands sont loin de nous. Mon devoir est de maintenir la paix dans le village et je compte sur vous pour m’aider !
Avant de se quitter, le maire lui rappelle qu’ils vont bientôt se revoir pour la signature du prochain bail de location de la cure. L’abbé Marnas l’invite à sa première messe à Étoile du lendemain dimanche.
[2] Le pont Vieux, le pont Neuf et le pont sur le barrage de Pisançon.
[3] Citation du 8 mars 1919 : « Depuis son arrivée à la division en juin 1918, il n’a cessé de distribuer dans sa sphère au maintien du moral de la troupe. Notamment pendant l’avance à travers la forêt de Saint-Gobain [Aisne], s’est prodigué dans les postes de secours des régiments, portant aux combattants le réconfort de sa parole et de son ministère au mépris des bombardements les plus violents »
[4] Le patronyme complet est Louis de Parisot de Durant de la Boisse né le 15 août 1873 à Montpellier (Hérault)