JUIN 1941 : Depuis un an, l'armistice a été signé et l'on découvre un peu plus chaque jour le tragique de cette situation : La France coupée en deux et toutes les entreprises au point mort.
Pour nous, les jeunes rescapés de cette drôle de guerre à la recherche d'un emploi, que ce soit chez CROUZET, la BOULONNERIE, TOUSSAINT, PLOUTON, etc.., c’est toujours la même réponse : "Revenez plus tard, il n’y a pas de travail".
Et voilà qu'en ce début d'été, sitôt franchi le petit portillon de bois, on veut bien nous écouter.
Notre surprise est grande devant ce Patron qui nous accueille en short et chemise bleue, qui parle beaucoup d'avenir, et qui nous reçoit dans un atelier envahi de caisses qu'il faudra déballer.
C'est d’Horlogerie dont il est question, et pour nous qui avons appris le métier sur des engins de plusieurs tonnes, c'est assez comique de découvrir au fond de ces caisses des machines miniatures qu'il faudra fixer sur l'établi. Notre fierté d'Ouvrier Qualifié en prend un coup, mais l'essentiel en ce temps de misère est d’avoir du travail, pour le reste nous verrons plus tard.
Marcel BARBU doit innover pour familiariser ces jeunes hommes célibataires pour la plupart, à ces nouvelles machines typiques de l’industrie horlogère.
Si l’on parle couramment aujourd'hui de reconversion, de formation permanente, ce fut à cette époque la première action de Marcel BARBU : créer les conditions nécessaires pour que ces jeunes, venus d‘un peu partout, apprennent toutes les facettes de cette nouvelle profession : Outillage, Usinage, Finition.
Les plus habiles apprendront aux autres, et comme il n'y avait personne d'autre pour commencer, les plus anciens d'entre nous se souviennent de Pierrette BARBU, en turban, au Polissage, et de Marcel BARBU limant à l'établi.
Mais toutes les occasions seront bonnes pour nous faire partager sa vision future de l'usine.
Des documents techniques sont rédigés et mis à la disposition du personnel dans des cours de technologie. De nouveaux rapports s'établissent entre Patron et Ouvriers.
A l’approche de Noël, un programme de travail sera fixé en commun, et c’est ainsi que l'objectif atteint, nous partirons en congé en peu plus tôt.
MAI 1942 : En quelques mois, l'usine BARBU a pris forme : déjà, nous sommes une quarantaine à travailler dans les trois ateliers, et il est convenu que ce jour-là, nous nous réjouirons tous ensemble pour la Fête du Travail. C'est inhabituel qu'à cette occasion patron et ouvriers soient réunis.
C’est en vélo que tous rejoindront SAINT GEORGES LES BAINS, en Ardèche, pour se retrouver autour d'une bonne table. Pierrette BARBU avec ses jeunes enfants est arrivée en calèche. C'est folklorique. On rit des bonnes histoires que nous conte Marcel BARBU sur ses démêlés avec les fonctionnaires de la Drôme et du Doubs : on chante tous en chœur, mais c'est plutôt dissonant et ce sera le démarrage de la chorale. Nous apprendrons "La Chère Maison", hymne que nous reprendrons dans toutes nos manifestations futures.
Des séances de Culture Physique ont lieu sur les terrains tout proches du Collège Notre-Dame ; nous ne sommes plus uniquement des instruments de production, et pas à pas, nous passons des idées aux actes, et se profile à l'horizon "Faire des Hommes" ; c'est un peu plus rassurant que les déclarations de PÉTAIN, LAVAL et Cie.
Tous ne sont pas convaincus, et ceux qui ont peur, ceux qui doutent, ceux qui ne veulent pas prendre de risques, s'élimineront d'eux-mêmes.
La RELÈVE fera l'objet de discussions passionnées, mais nous réunira tous dans un refus sans ambiguïté : NOUS ne remettrons pas la liste du personnel à l'Inspecteur du Travail.
C'est un premier défi qui va conduire Marcel BARBU à la prison de FORT-BARRAULT, puis à SAINT-SULPICE, et nous seront tous présents à la Gare de VALENCE lors du passage du train.
Sans son patron, l'usine tourne rond. À Noël 42, Marcel est de retour, mais déjà sur un horaire de 48 heures, neuf heures sont réservées à des activités sociales, car sont venus s'ajouter : Cours de français, de Mathématiques, et l'Assemblée de Contact où nous évoquons tous les aléas de la semaine écoulée. On évoque la socialisation des moyens de production, une rémunération qui tiendra compte d’autres valeurs que la seule activité professionnelle, on ébauche une morale minimum commune. La ruche bourdonne : Tous et toutes sont à l'ouvrage dans des commissions spécialisées, dans les réunions de quartier.
11 NOVEMBRE 42 : Finie la Ligne de Démarcation, toute la FRANCE est occupée. La Gestapo s’installe à l'Hôtel de Lyon à Valence.
Par précaution, nous plaçons quelques machines en sécurité. Les premiers Compagnons sont nommés, un Conseil Général constitué pour aider le responsable Marcel BARBU lors de décisions graves et urgentes que nous serons amenés à prendre.
FÉVRIER 1943 : La Ferme de MOURRAS est achetée et Marcel BARBU confirme au Gouvernement PÉTAIN notre refus de partir en Allemagne : ’’aimant passionnément notre Pays, nous considérons que c'est un devoir pour un Français de rester à son poste en France”.
C'est un nouveau défi qui est lancé par Marcel BARBU et ses compagnons : tous ceux concernés par le S.T.O. rejoindront la Ferme sur le plateau de COMBOVIN.
Ce temps du refus sera aussi le temps de l'espérance, car c'est dans ces baraquements de bois construits à la hâte que nous finirons d'élaborer la Règle qui régira toute la vie communautaire.
Il fallait une épreuve pour souder cette génération de rêveurs, d’utopistes, et rien ne nous sera épargné au cours de ces 18 mois qui précèdent la Libération : pillages, incendies, déportation, torture, ..., mais dans toutes les circonstances jeunes et vieux seront toujours présents pour sauver tout ce qui est possible de leur instrument de travail.
À PARIS, à BESANÇON, à VALENCE, dans des ateliers clandestins, les actions les plus audacieuses seront entreprises pour préserver l'avenir.
Mais tous n’échapperont pas à la Gestapo et à ses sbires de la Milice : Marcel BARBU, Simone et Jean DONGUY seront déportés, ainsi que nos amis Gaston RIBY, Marcel LE MOING, Juliette GRANIER, Georges BADOR, tandis que Denise et Louis BOUVET et Pierre GOUDARD seront sauvés par l'avance américaine. Hélas, nous aurons la douleur de perdre Simone et Jean DONGUY et Charles HERMANN sera fusillé dans la région lyonnaise.
Au lendemain de la Libération, nous nous retrouverons chaque jour un peu plus nombreux pour remettre sur pied notre instrument de travail et faire vivre cette Communauté dans laquelle nous avions mis tous nos espoirs.
Pendant trente années, BOIMONDAU sera le modèle pour toutes les autres Communautés qui ont pris naissance, mais ce que l'oppression NAZI et la torture n'ont pu détruire, il faudra la Révolution Technique et la sauvage agression commerciale venue d'Orient pour y parvenir.
Peut-être n'est-il pas inutile, aujourd'hui où tant d'êtres humains sont à la recherche d'un emploi, de rappeler les caractéristiques essentielles de l'expérience Communautaire :
1 - PROPRIÉTÉ -
Tous les instruments de travail et les locaux sont propriété indivise des membres de la Communauté ; chacun est propriétaire de la part qu'il a gagnée. Il peut en faire ce qu'il veut et posséder les biens dont il se sert pour son usage.
2 - TRAVAIL -
Ce sont des familles dans leur totalité qui entrent dans la Communauté : Épouses, mères et enfants sont des travailleurs qui gagnent leur vie, les produits sortant de l'Usine étant considérés comme fruits du travail de tous.
3 - RÉMUNÉRATION -
Une fois payés les frais et assurées les réserves, tout ce qui reste est partagé entre tous à la Valeur Humaine, tenant compte du travail, de la compétence, mais aussi du comportement social et des services rendus.
4 - ÉDUCATION -
Il faut cultiver l'esprit, l'intelligence, le corps, et donc s'en donner le temps et limitant le temps du travail professionnel.
5 - SOLIDARITÉ -
Chacun touche sa part, malade ou non.
6 - LIAISON TERRE - INDUSTRIE -
Chacun passe huit jours par an dans une ferme appartenant à la Communauté. C'est le contre-effort.
7 - RESPONSABILITÉ -
Tous les responsables sont choisis par les membres de la Communauté. Le Chef, élu par l'Assemblée Générale, a une totale responsabilité, mais est révocable à tout moment. Il est assisté par un Conseil Général dans lequel les épouses et les mères sont représentées. Chaque élu a une responsabilité dans le domaine qui lui est dévolu.