M. Barbu lui-même, le chef de la Communauté Boimondau, souligne qu'elle est bien autre chose qu'une tentative de réforme de l’entreprise. Nous espérons cependant qu'il ne nous en voudra pas d'en parler ici. L'expérience Boimondau apporte en effet de précieux enseignements, même sur le seul plan de la réforme de l’entreprise. Elle apparaît comme un exemple de ce qu'i1 est possible de réaliser. C’est pourquoi nous l’avons placé ici, au terme de ce rapide tour d`horizon où nous avons tenté de classer les diverses expériences d'après le critère d'une participation ouvrière de plus en plus grande.
Ouvrier mécanicien de 1928 à 1930, M. Barbu, le futur fondateur de la communauté, ressent douloureusement, à la faveur d'une dure expérience, l’incompatibilité de la société capitaliste moderne et d’un idéal chrétien exigeant. Sans capitaux, sans aucune avance, il crée, en 1930, une petite entreprise de mécanique de précision qu'il fait vivre grâce à son labeur acharné et celui de sa femme.
En 1940, avec 300.000 francs, il monte un deuxième atelier à Valence, une fabrique de boitiers de montres. Les conditions de départ sont invraisemblables : le personnel n’est pas spécialisé. Immédiatement, M. Barbu dit à ses ouvriers son désir de créer une communauté et de « supprimer le patron et l’ouvrier ». Peu à peu, ces hommes très divers, croyants et incroyants, qui s`étaient unis pour chercher un style de vie capable de les grandir, sentent à la fois le besoin d'une morale commune dont ils jettent les bases, et celui de s’éduquer. Pour s'en donner la possibilité, ils s’acharnent à produire dans le minimum de temps le minimum qu’il leur faut pour vivre, les heures ainsi gagnées sont consacrées à l’éducation sur tous les plans. Dans la formation intellectuelle, les questions économiques ne sont pas négligées, car les ouvriers s’aperçoivent rapidement qu'ils ne peuvent pas lire le bilan. Grâce au rendement, trois fois supérieur dans cette ambiance à celui des usines ordinaires, la situation de la communauté s’améliore très vite. Bientôt, il est possible d'acheter une ferme où tous les hommes iront en plein air, travailler par roulement. Enfin, en 1943, M. Barbu, jugeant ses compagnons suffisamment préparés, se dépossède de son usine au profit de la communauté qui, pour sauvegarder la dignité des ouvriers, s'engage à lui rembourser son apport. La communauté était fondée.
Elle comprend cent familles, nombre qui n'a pas été choisi arbitrairement, mais par tâtonnements, parce qu’avec un nombre inférieur, les frais ne sont pas couverts et qu’un nombre supérieur ne permet plus aux membres de se connaître personnellement. Les « Cahiers de la Communauté » contiennent les règles du groupe et notamment celles de cette morale minima admise par tous. En dehors d’obligations qui sont à peu près celles du Décalogue, chacun s`engage à se cultiver, à se réformer, à accepter les leçons de ses camarades, à prendre une position religieuse ou philosophique, à se fixer un idéal, à pratiquer à l’égard des autres la plus large tolérance.
Au point de vue économique, les ressources de la communauté, qui proviennent de la vente des produits de l`usine et de la ferme, constituent une masse brute, de laquelle est déduite d'abord l’épargne collective nécessaire aux investissements nouveaux, aux besoins de la trésorerie, à la couverture des risques. La masse nette restante est répartie entre les membres selon la «valeur humaine », c'est-à-dire à la fois la valeur professionnelle, morale, intellectuelle, physique, la culture, les connaissances pratiques, l`esprit de camaraderie. Pour chaque facteur, c’est le plus souvent l’intéressé qui se donne une « note », contestable par tous. La valeur du point est déterminée en divisant la masse nette par le total des notes de tous les membres. Chaque mois, d’après la valeur professionnelle et la valeur du point du mois précédent, une avance est versée, qui est considérée comme le minimum vital, et toujours acquise. Au partage, sont appelés non seulement les « compagnons productifs », mais aussi « les familiers », c’est-à-dire les femmes et les enfants, car, selon les termes mêmes des « Cahiers », est appelé travail « ... toutes les activités qui portent l`homme vers sa fin, vers son bien ; pour nous, l’activité d'une épouse au foyer ou du gosse a l’école, c'est du travail ».
Quant à l’organisation, elle n’est pas uniquement axée sur l’usine. Et c'est ce qui explique les réserves que nous exprimions au début. À la base, les familles sont divisées par groupes de quartiers, suivant leurs affinités et leur résidence, et se réunissent une fois par semaine dans chacun des foyers du groupe, à tour de rôle. Les « chefs de quartiers » ont pour mission à la fois de surveiller l’exécution des décisions et de défendre les membres contre les abus de la communauté. Un « Tribunal » juge tous les conflits en fonction de la morale commune et de la règle.
Un « Conseil général », formé par les membres du Tribunal et les « chefs de services » (industriel, agricole, social), contrôle et aide le « chef de la communauté » élu pour trois ans par 1’Assemblée générale, qui se réunit par ailleurs tous les six mois pour fixer à l’unanimité les buts à poursuivre. Pour éviter à la fois la démagogie et l’autoritarisme, tous les chefs doivent, à tous les échelons, obtenir « la double confiance », c'est-à-dire être proposés par l’échelon supérieur et élus par l’échelon inférieur.
Communauté de travail ? Le terme n’est applicable ici qu'en soulignant le sens donné à l’expression. Nous avons vu comment les « Cahiers » définissent le mot « travail ». En outre, il faut noter l'importance du facteur territorial. M. Barbu insiste d'ailleurs sur le fait qu'il a conçu une communauté, puis, après seulement, « découpé dans l’économie, le morceau qu’il lui fallait ». L'usine n'est donc pas le donné initial, mais seulement le moyen de vivre du groupe qui veut d'ailleurs être « le premier maillon d'une révolution », la première cellule d'une nation divisée, non plus en communes, mais en communautés où tous les hommes se connaîtront.
Tandis que certains veulent voir l’homme participer à la fois à la vie de plusieurs communautés spécialisées, M. Barbu se prononce résolument pour une seule communauté où l'homme puisse vivre totalement, s’épanouir dans tous les domaines.
La famille était-ce cadre. M. Barbu estime qu'elle ne peut plus l’être en raison des progrès techniques, de l’accroissement des connaissances. Pour sauver la famille, il veut l’intégrer dans un ensemble plus vaste qui la respectera et l’aidera.
Ce n’est pas ici le lieu d'aborder tous les problèmes philosophiques et religieux soulevés. Si nous avons voulu citer cette expérience de communauté totale, c'est comme témoignage. Apparaît-elle encore « irréalisable » cette réforme de l’entreprise dont nous avons dégagé les grandes lignes et qui semble si timide auprès de l'audacieuse communauté Boimondau ? Il est un fait : grâce évidemment à l’impulsion d’un chef exceptionnel, à la fois économiste, éducateur, psychologue, la communauté vit. Et si nous regrettons de ne pas avoir vu nous-même, comme le rapportent les observateurs, « l'éclat des regards… constaté la grande fraternité des relations », il suffit de lire les « Cahiers » et les extraits du « Journal » de la communauté pour sentir toute la valeur et toute la grandeur de cette expérience. N'est-elle pas « une preuve décisive, comme le dit M, A. Dubois, que si, dans l’usine capitaliste, le travail abrutit l’ouvrier, ce n’est pas à la machine qu’il faut s’en prendre, mais à la structure de l’usine, à l'organisation du travail, au climat dans lequel il s'accomplit ››
Le capitalisme a assimilé l’ouvrier à sa machine ; pour construire la nouvelle structure de l’entreprise, il suffit sans cesse de penser à respecter l’Homme.