C’est en 1943 que j’ai entendu parler pour la première fois de Marcel Mermoz. Il dirigeait alors le maquis de la communauté Boimondau, qu’on appelait encore communauté Barbu, sur le plateau de Combovin, un contrefort du Vercors. Ce n’était pas loin du château de Murinais, où étaient basées les équipes volantes d'Uriage, dont je faisais partie, et qui avaient, avec Barbu et sa communauté de travail, des affinités profondes. Mais alors les déplacements étaient risqués et les informations subissaient l’amplification habituelle aux époques difficiles, où l’on a besoin de merveilleux pour se remonter le moral. Dans la légende qui nous environnait, Barbu et Mermoz tenaient une place éminente.
Le novice dominicain qui assurait la liaison entre Combovin et Murinais, et que j’avais baptisé le «archange messager », nous rapportait de là-bas des nouvelles étonnantes. À l'abri d’une pancarte qui annonçait fièrement au passant qu’il entrait dans un « territoire libre », et d’un stock d’armes qui suscitait notre envie, une communauté de travailleurs continuait l'aventure commencée en temps de paix.
Exemple unique en France : le fondateur et responsable de cette communauté, Marcel Barbu, avait refusé de livrer aux autorités de Vichy la liste des ouvriers que celles-ci exigeaient pour la relève (1), et il avait transféré dans le maquis ses travailleurs mobilisables et une partie de la fabrication de l’usine. On racontait qu'à Combovin, le dimanche, se déroulaient trois « cultes » différents : le culte chrétien, qui rassemblait catholiques et protestants (chose rare à l’époque), le culte humaniste et le culte marxiste. Ce dernier était présidé par Marcel Mermoz, dont la légende s’enrichissait d'épisodes multiples, et qui nous apparaissait comme l'athlète complet de la révolution.
0uvrier anarchiste à Paris, arrêté en 1939 comme communiste, déporté au camp de Saint-Sulpice, Mermoz en avait été libéré, par miracle et par Barbu - ce qui était, comme on verra, la même chose -, juste à temps pour prendre la responsabilité du maquis Boimondau, puis de la communauté dans son ensemble lorsque Barbu, arrêté par la Gestapo, fut à nouveau jeté en camp de concentration, en Allemagne cette fois. Si ce maquis ne ressemblait pas aux autres, c’est que la lutte contre les Allemands n’était pas sa raison d'être. Simplement, on y poursuivait, sous une forme guerrière que les circonstances rendaient nécessaire, un projet radicalement révolutionnaire, qui était la libération concrète des travailleurs par eux-mêmes, dans leur travail, dans leurs relations, dans l’ensemble de leur vie sociale et culturelle. À nous, qui dessinions les plans de la cité prochaine, la communauté Boimondau apparaissait comme une pierre d’angle et un prototype.
Les vicissitudes de la guerre m’ont ensuite éloigné de Marcel Mermoz, mais nous étions engagés sur des chemins parallèles, et, dans la vie, les parallèles finissent toujours par se rencontrer. Boimondau se situait dans l’axe du personnalisme communautaire. Voilà des gens qui, au lieu de disserter sur la prise du pouvoir et le changement de la vie, avaient commencé de se répartir le pouvoir et de changer leur vie... Entreprise utopique, bien sûr. Ricanez, théoriciens : ils ont fini par échouer. Mais leur échec est de ceux qui indiquent une direction que d’autres emprunteront pendant que les théoriciens continueront de colmater les trous de leurs théories. On écrira un jour l'histoire de Boimondau et des communautés de travail. Ce n’est pas le propos de ce livre, même s’il apporte des matériaux vivants et inédits à l'une des plus belles épopées contemporaines.
Pour moi, il s'agissait de retrouver un homme et de faire entendre sa voix - un homme qui incarne la révolte, non celle qui s’admire, non la révolte narcissique qui se prend pour fin littéraire, mais la révolte qui se bat, qui instruit et construit. « Fils de paysan, je n’aime pas détruire », m’a dit Mermoz. Il appartient à cette espèce de révolutionnaires, si rares en France, qui ne comptent pas sur l’État pour faire la révolution. Lui, il commence, semblable à ce Parisien qui, le 18 août 1944, sur la place Saint-Michel, prit un fusil et tira, déclenchant ainsi l’insurrection. Partout où il passe, il met le désordre, le désordre créateur. Il pourrait se contenter d’exploiter des refus qui lui ont coûté assez cher, mais ça ne l’intéresse pas. Il pratique l’enseignement de notre maître Jean Guéhenno : refuser de parvenir, coller à la troupe, marcher du même pas que les camarades. Clochard en Beauce, prolétaire à Paris, déporté à Saint-Sulpice, chef de maquis au Vercors, responsable de la communauté Boimondau, président de l’Entraide communautaire, il gère maintenant, à soixante-dix ans, un foyer de travailleurs algériens à Valence. C'est là que je l’ai interrogé, ou plutôt que je l’ai écouté, environné comme il l’a toujours été, de bouquins, de copains, d’ouvriers. Je viens de dire : c’est un homme qui aime commencer, et je m’aperçois qu’il faudrait dire plutôt que c’est un homme qui continue.
Il ne vend pas sa vie, il ne ressemble pas à ces intellectuels qui touchent les dividendes des révolutions qu’ils n’ont pas faites. Mais j’ai pensé qu’il avait droit à la parole et que le magnétophone était un instrument merveilleux pour des gens comme lui. D’ailleurs, je n’ai pas eu beaucoup de peine, car il raconte comme on ne sait plus le faire depuis qu’a commencé l’âge de l’auto et de la télévision - sauf qu’il avait peur d’oublier ses copains ; alors il s’interrompait et voulait qu’on reprenne tout à zéro, pour les pousser en avant, dans les feux de cette gloire qu’allume naturellement son verbe. Je l’en ai dissuadé autant que j’ai pu, puisque la loi du genre était qu’il parlât de lui-même. L'entendra-t-on comme nous l’avons entendu, moi qui le questionnais et Dominique Roussillon qui l’enregistrait et qui a fait la première et minutieuse mise au point de ce manuscrit ? L'entendra-t-on éclater de rire au souvenir des bons tours joués aux patrons, aux policiers et aux Allemands, éclater de fureur contre les « gangs » du Parti et de l’Église, éclater d’admiration pour ses grands hommes, les morts et les vivants, et d’abord pour son sauveur et son ami difficile, Barbu, « ce géant » ? Ce qui me frappe le plus en relisant ces pages, c’est la force du sentiment, que ce soit colère ou amour, et je mesure tout d’un coup ce qui nous sépare d’une époque dont je n’ai vécu que les dernières années : malgré le déshabillage généralisé et la mort affichée de tous les tabous, on a l’impression que les sentiments se sont adoucis, « lissés », comme disent les statisticiens. On crie « merde » à tout propos, mais le blasphème ne fracasse plus rien. On est gentil, gentil, on gratte la guitare, mais je ne vois rien qui ressemble à cette joie qui n’a pas cessé d’accompagner Mermoz dans la misère et dans le combat. Nous nous sommes bien amusés, voilà. L’histoire, qui est capable de comprendre beaucoup de choses, n’intégrera jamais ce fou rire.
Mermoz ne ressemble sûrement pas au portrait idéal du prolétaire, tel qu’on l’enseigne aujourd’hui chez les nouveaux bien-pensants. Mais il serait trop facile d’opposer la réalité de cet homme ultra-vivant aux élucubrations des intellectuels, car, s’il est une chose que démontre l’histoire de ce formidable autodidacte, entouré de ses douze mille livres, c’est bien l’importance des idées lorsqu’elles passent à travers des volontés, c’est-à-dire lorsqu’elles cessent d’être de pures idées. La personnalité et la vie de Marcel Mermoz sont un résumé de la tradition révolutionnaire française, celle qui, sortie du peuple paysan, s’est agrandie de la culture classique et de la science contemporaine. Celle de Pelloutier, qui refuse le dogme, et qui veut connaître tout ce qui peut être connu (Mermoz, après la gestion, apprend l’égyptologie). Celle qui ne laisse pas aux chefs le privilège de commander, ni aux penseurs le privilège de penser. Celle qui partage le pouvoir et le savoir.
En lisant ce récit, on comprend que Mai 68 n’a pas jailli de rien, et l’on retrouve les racines des révoltes d’aujourd’hui dans cet entre-deux-guerres dont la richesse flamboyante est schématisée, intellectualisée par l’histoire. Mermoz en sort tout droit, avec ses contradictions virulentes : ce libertaire prônant toujours une église ; cet individualiste communautaire ; ce démocrate impérieux ; et ce révolutionnaire pratiquant un « machisme » polygame... Prenant à mon tour la distance de l’historien, je dirais aussi : cet internationaliste terriblement français, inimaginable hors de ce pays, avec sa terre aux pieds, et dans la tête son panthéon classique et romantique, parfait produit d’une école primaire qui, en cinq années, nourrissait les enfants d’une culture sans commune mesure avec celle que distribuent aujourd’hui quinze années de secondaire et de supérieur.
Mais les hommes, comme les nations, valent d'abord par leurs contradictions, ou plutôt par ce qu'ils en font. Mermoz en a fait une vie dont j’espère qu’elle parlera assez fort pour susciter non seulement l'éloge ou l’irritation, mais le goût de vivre avec autant de puissance et de générosité.
(1) Puisque les choses ont été plus ou moins confondues, rappelons que « la relève » est intervenue en 1942 ; il s’agissait d'envoyer en Allemagne trois ouvriers pour un prisonnier qui reviendrait. Les ouvriers, désignés sur des listes, étaient poussés à signer des contrats de travail pour l’Allemagne. Le Service du travail obligatoire (STO), qui a été promulgué au début de 1943, ressemblait à l’appel d`une classe mobilisable : les jeunes gens de la classe 42, puis 43, furent réquisitionnés pour partir travailler en Allemagne.
Jean-Marie Domenach, né à Lyon en 1922. Études de lettres. Membre des équipes volantes du Vercors. Secrétaire de rédaction puis directeur de la revue Esprit jusqu'en 1976. Actuellement directeur de collection aux Éditions du Seuil. Auteur de divers ouvrages, dont le Retour du tragique et le Sauvage et l'Ordinateur (Seuil).