Valence 39-45

Bombardement du 15 août 1944

Texte de Robert Brozille

C’était dans la deuxième quinzaine de mai 1944, nous nous étions retrouvés une équipe de compagnons à travailler dans l’usine de Besançon.


En octobre 1943, le mauvais temps, le froid, la pluie et la neige, avaient rendu la vie très difficile sur le plateau de Mourras et Marcel Barbu avait pensé préférable de disperser le plus grand nombre d’entre nous. C’était par petits groupes de trois ou quatre que nous avions rejoint la cité Bisontine pour y travailler sous la direction de Maurice Lemercier, fidèle aux idées de Marcel Barbu.
 Par petits paquets, il était ainsi plus facile de trouver à se loger. Pour les repas, il y avait à midi la cantine des ouvriers de l’horlogerie, route de Belfort et, pour le soir, un petit restaurant qui s’accommodait de ce joyeux envahissement !

 Ce jour-là, nous étions cinq ou six attablés place Battant pour faire causette en sirotant une bonne bière lorsque je fus interpellé par l’un des quatre clients qui, comme nous, semblait profiter de ce beau soleil de printemps. Il me fait signe de venir le voir et je reconnais, hélas, un gars qui avait fait un bref passage rue Montplaisir et nous avait quittés pour entrer dans la Milice. Il me fit part de ses exploits face à la Résistance, très fier de ses assassinats de maquisards. Je le quittai pour retrouver mes copains et je leur expliquai cette incroyable rencontre. À partir de ce moment, je retrouvais souvent cet individu sur mon chemin jusqu’à ce qu’une nuit, il fit intrusion dans la chambre que je partageais avec mon frère, et qu’un revolver à la main, il retourna tout dans notre garni à la recherche d’armes !

Il devenait de plus en plus dangereux jusqu’à ce qu’il m’impose de quitter Besançon, car il était certain que j’en voulais à sa peau !
Avec quelques-uns, nous discutâmes de la situation qui les compromettait tous et il me fut conseillé de rentrer sur Valence (à la libération notre témoignage ne fut pas en faveur de ce milicien et il le paya de sa vie… il avait fait son choix.)

Dès mon arrivée, je fais le tour des ateliers clandestins, mais Fernand Deloche qui en était le responsable me conseille de rejoindre Mermoz, car il n’avait pas assez de matériel pour que je puisse rester avec lui.

À Saint-Raymond, j’ai retrouvé Marcel Mermoz qui, sans plus attendre, m’a envoyé biner les patates avec Robert Lesborde et Guy Rolland qui étaient déjà au milieu des champs ! C’est le 6 juin que le nez dans la terre, nous avons vu sortir du bois en face de nous des gens qui viennent aussitôt nous demander à voir le patron. Mermoz les a reçus… et c’est ainsi que nous avons appris le débarquement allié et que nos visiteurs, responsables de la Mairie et de la Préfecture, venaient nous rejoindre au maquis. C’est à partir de ce jour que nous avons vu des centaines de gars monter au plateau et occuper Combovin.

Ensuite je ne sais plus comment cela est arrivé, mais après une petite blessure, je me suis retrouvé avec une main très enflée et n’ayant pas de solution au village, Mermoz m’expédia sur Valence pour trouver un pharmacien ou un docteur pour me soigner. C’est un vieux toubib qui avait repris du service pour les circonstances. Il examine cette main et me demande de fermer les yeux pour ouvrir avec son scalpel un énorme abcès qui s’était formé. C’est ainsi que ne pouvant plus être d’aucune utilité, je me baladais la main enveloppée d’un énorme pansement pour faire le tour des ateliers clandestins. Mes parents, eux, étaient tout heureux de me retrouver après des mois de vagabondages entre Mourras et Besançon. Depuis le 6 juin, les bombardements alliés étaient de plus en plus fréquents. C’est ainsi que j’ai vu mon père « qui avait fait 14/18 » refuser d’aller aux abris de la place de la Paix quand sonnait l’alerte.« Je ne veux pas me faire enterrer vivant » disait-il et il restait paisiblement assis sur le banc quand tout le monde s’affolait. Malgré tous ces tracas, ma sœur Yvette continuait d’assurer les répétitions de la chorale avec toutes les jeunes filles qui travaillaient clandestinement aux quatre coins de la ville.

Depuis le débarquement allié en Normandie, les exilés Bisontins ont retrouvé jours après jours leur bonne ville de Valence. Mais la plupart sont condamnés à l’inaction, car les ateliers sont sous-équipés. À une réunion que nous avons tenue chez notre ami Locolas, le 10 août, nous avions senti la nécessité de rassembler tous ceux qui étaient dispersés.  

Communauté Marcel BARBUC’est pourquoi ce jour-là, il fut décidé de réunir tous les compagnons que l’on pouvait joindre avec leur famille pour se retrouver dans un petit coin champêtre où nous pourrions oublier un moment les angoisses dans lesquelles nous étions plongés depuis le début de l’année, déportations, pillage de l’usine, incendie de la ferme et de la villa de Marcel Barbu.

Cette proposition fut acceptée d’emblée et la date du 15 août fut retenue, car c’était un vendredi, ce qui permettrait trois jours de vacances pour tous les jeunes des auberges. Ce sont eux qui avaient trouvé un coin paisible au bord du Rhône, tout près du confluent avec l’Isère. L’endroit retenu semblait donner toutes les garanties de sécurité car les nombreuses alertes qui se multipliaient à toute heure drainaient dans ce secteur une grosse partie de la population, et nous passerions ainsi inaperçus aux gens de la Milice et de la Gestapo.

Hélas, dans la nuit du 14 au 15 août, un bombardement a détruit le logement de notre ami Courtial qui, avec Dechaix et Locolas déménagèrent tout ce qui était possible et ils ne purent nous rejoindre.

Dès le matin du 15, les copains commencèrent à arriver, certains à pied, d’autres à vélo et l’on attendit un grand moment avant de voir Mermoz et sa famille nous rejoindre en jardinière. Ils arrivaient de Saint-Raymond pour assister à cette réunion. Comme il y avait beaucoup de monde, nous avons décidé de remonter plus au nord pour éviter les oreilles indiscrètes.

Baignades, discussions, projets, tout nous semblait un heureux présage et avec la joie du coude à coude, chacun retrouvait un moral à toute épreuve.

Communauté Marcel BARBUNotre joie fut de courte durée. Vers midi, un ronflement lointain et le hurlement des sirènes nous annoncent qu’une formation de bombardiers américains s’approche de nous. Aussitôt la DCA entre en action, l’un des avions, atteint à l’arrière, prend feu. Il se détache du groupe, lâche ses bombes, reprend un peu d’altitude puis pique au sol dans un rugissement épouvantable tandis que des parachutes s’ouvrent. Un épais nuage de poussière et de fumée monte de la ville. Cette fois, Valence est touchée. Mermoz pense qu’il est plus prudent de repartir dans sa campagne de Combovin.Communauté Marcel BARBU

Immédiatement, nous décidons de porter secours tandis que les femmes resteront dans ce camping improvisé. Au plus vite, nous nous dirigeons vers Valence. Notre ville est méconnaissable, car si les bombes ont raté le pont, elles ont détruit plusieurs quartiers, faisant des centaines de morts. La destruction de l’abri de la place Vauban, en particulier, a fait de nombreuses victimes. Le boulot ne manque pas, aussi avons-nous vite fait de nous transformer en pompiers, en terrassiers, déménageurs.

Communauté Marcel BARBULa maternité de l’hôpital, anéantie sous les bombes, n’est plus qu’un enchevêtrement de poutres et de gravats d’où l’on ne peut que retirer des corps sans vie. Très vite, il nous faut tenir un mouchoir sur la figure tant l’odeur qui se dégage de ces gravats est insupportable.
Le directeur de l’hôpital qui a échappé au désastre assure notre repas de midi dans les sous-sols qui ont résisté. Il accroche à chacun de nous un brassard de la Croix Rouge. Ainsi il nous sera possible de traverser la ville au travers des armées allemandes qui refluent par les boulevards.

Les troupes d’occupation qui refluent vers l’est en suivant la vallée du Rhône, n’ont pas le sourire de celles qui avaient envahi la zone sud jusqu’à la Méditerranée après le débarquement des Alliés en Afrique du nord au mois de novembre [1942]. Les tankistes prudents ont mis leurs énormes chars d’assaut à l’abri sous les arbres des boulevards. Traversant la place Madier Montjau pour rejoindre la place de la Paix, nous ne sommes pas très fiers malgré notre brassard de la Croix Rouge. Debouts sur leurs engins en attente d’on ne sait quoi, ils nous regardent indifférents comme s’ils paraissaient ignorer cette armée de mercenaires très mal équipée, qui descend vers le sud pour protéger leur repli. Peut-être n’ont-ils pas envie de se mettre à découvert et attendent la nuit pour repartir.

Un soir, de notre camping, nous assistons au bombardement près de Châteaubourg de la route nationale et de la voie ferrée côté Ardèche. Maintenant, il n’est plus possible de traverser le Rhône, car tous les ponts sont coupés entre nos deux départements. Un matin de notre chantier de l’hôpital, nous assistons, curieux, à la tentative de deux « vert de gris ». Ils ont récupéré une barque du côté des Granges et à grands coups de rames, ils tentent de traverser le fleuve. Mais le courant trop fort les emporte et nous ne saurons jamais s’ils ont réussi à rejoindre les berges du côté Drôme.

Communauté Marcel BARBUUn autre jour, tandis que nous piochons toujours sur notre chantier de l’hôpital, deux autres militairesCommunauté Marcel BARBU habillés de vert, les mains en l’air, viennent se rendre. Ils en ont assez de cette guerre, ils parlent correctement le français et se prétendent Alsaciens enrôlés de force ! Nous demandons l’avis du Directeur qui nous conseille de les garder pour travailler avec nous. « Ils ne vont pas s’envoler » nous dit-il. Ils coucheront à l’hôpital et il faudra quand même deux volontaires pour les garder la nuit. L’un d’eux se prétend architecte et participera, plus tard, au tracé des nouveaux bâtiments rue Montplaisir. L’autre étant cordonnier sera employé à de multiples travaux d’entretien. Ce sont les autorités de la Libération qui leur ont accordé pour quelques années ce privilège avant de retourner dans leurs foyers.

Communauté Marcel BARBUAprès nos journées passées au chantier au milieu des ruines, nous rejoignons ces dames et demoiselles qui assurent le repas du soir. C’est Zette, l’épouse de notre ami Dédé Gerin qui nous a fait découvrir le « béton », ce plat de résistance qui consiste à cuisiner ensemble tout ce que les uns et les autres ont sorti de leur sac. C’est parfois surprenant ce mélange de riz, de pâtes et de légumes. Le plus souvent, c'est le goût du sucre qui l’emporte, car on peut aussi adjoindre de la confiture. Heureusement, nous avons bon appétit ; les vergers sont à deux pas et nous assurent de savoureux desserts de pêches et d’abricots.

Nos veillées se passent en chansons jusqu’à cette terrible soirée où les alliés ont décidé d’attaquer les deux ponts sur l’Isère, la route et voie ferrée. Nous ne sommes pas très loin de ces objectifs et l’éclat de ces bombes qui éclatent nous panique tous.

Tous les couples mariés ont rejoint leur domicile et ne restent que les garçons et les filles célibataires qui se serrent de plus en plus près les uns contre les autres, au bord du talus qui donne l’illusion de nous protéger.Communauté Marcel BARBU

À la fin de l’attaque, par le plus grand des hasards, des couples se sont formés. C’est ainsi que sous le fracas des bombes, j'ai fait plus ample connaissance avec notre assistante sociale dite « Popo » qui, quelques mois plus tard, deviendra mon épouse. Nous serons très nombreux en cette année 45 à passer devant Monsieur le Maire !

 

[Les photographies de cet article font partie de la collection Marcel Mermoz, dit Gilles]

Date de dernière mise à jour : 18/08/2024

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